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LA TECHNOLOGIE DE L’INTELLECT

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In this article, British anthropologist Jack Goody (1919 – 2015) observes literacy (ability to understand and use written information in everyday life, at home, at work and in the community for personal and knowledge purposes) in different peoples and cultures. This is the first French translation by Jean-Claude Lejosne of the introduction to “Literacy in Traditional Societies” written in 1968, in which the author focuses on how access to writing and reading may have influenced the social life of humanity. Through an analysis of the practices of different peoples and cultures, several types of literacies are described here: restricted literacies and extensive literacies. Jack Goody by explaining their impact in human practices, helps us to glimpse their effects on human culture, through the concepts of learning, and describing the different powers that the use of writing and reading bring. Text submitted by Annick Lantenois.

In Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n° 131-132, 2006. p. 7-30. « La technologie de l’intellect », traduit par Jean-Claude Lejosne, Université Paul Verlaine - Metz - CELTED EA 3474.
Cet article est la première traduction française intégrale de l’introduction de Literacy in Traditional Societies, Cambridge University Press, 1968, p. 1-26.

Si l’on considère l’importance de l’écriture depuis cinq millénaires et devant l’importance qu’elle a prise dans notre vie à tous, il est étonnant que si peu d’attention ait été portée à la façon dont elle a influencé la vie sociale de l’humanité. Les études sur l’écriture ont tendance à n’être que le résultat de recherches historiques sur le développement des manuscrits, alors que les spécialistes de littérature se concentrent sur le contenu plutôt que sur les implications des actes de communication. Et tandis que, après la Seconde Guerre mondiale, la recherche s’est surtout intéressée à l’influence des changements dans les modes de communication sur la société, la plupart des auteurs se sont penchés sur les développements ultérieurs tels qu’imprimerie, radio et télévision1.

Il est encore plus surprenant de constater que les spécialistes des sciences sociales se soient si peu intéressés à la littératie (et d’ailleurs aux moyens de communication en général). Ceux qui faisaient des recherches sur les sociétés « avancées » ont pris l’existence de l’écriture comme allant de soi et ont donc eu tendance à ignorer toute l’importance qu’elle a pu avoir dans, par exemple, l’organisation de groupes, sectes et parentèles éloignés entre eux. Par ailleurs, les socio-anthropologues ont estimé que leur discipline est avant tout concernée par les sociétés « prélitératiennes », « primitives » ou « tribales » ; généralement, ils ont considéré que l’écriture (là où elle a existé) n’était rien d’autre qu’un élément « intrusif ».

Même lorsque les auteurs se sont intéressés spécifiquement aux différences entre les sociétés, peuples, mentalités, etc. « simples » et « avancés », ils ont omis d’examiner les implications de ce trait distinctif auquel on a pourtant si souvent recours pour définir les types de société dont ils disent s’occuper, à savoir, la présence ou l’absence de l’écriture.

L’importance de l’écriture réside dans le fait qu’elle introduit un nouveau medium de communication entre les hommes. Elle permet avant tout de réifier la parole, de donner à la langue un corrélat matériel, un ensemble de signes visibles. Sous cette forme matérielle, la parole peut se transmettre dans l’espace et peut être conservée dans le temps ; ce qui est dit et pensé peut désormais être mis à l’abri du caractère évanescent de la communication orale.

Il devient alors possible d’étendre très largement l’éventail des relations entre humains dans le temps et l’espace. Les potentialités de ce nouveau moyen de communication peuvent avoir un impact sur les activités humaines sous tous leurs aspects, politique, économique, juridique, religieux. Dans le domaine de l’administration, les institutions complexes dépendent directement de l’écriture dans l’organisation de leurs activités, en particulier pour les aspects financiers. L’écriture représente une méthode fiable pour la transmission de l’information entre le centre et la périphérie ; elle atténue en conséquence la tendance à l’éclatement des grands empires2. Même si des États sans écriture, tels que le royaume Ashanti ou le Dahomey, ont pratiqué le recensement et la collecte d’impôts, et si la tenue de comptes et de relevés y est largement attestée, il est clair que l’efficacité de ces opérations est grandement renforcée par le recours fait à des techniques simples relevant de l’écriture. Il en va de même pour l’organisation du commerce lointain et de l’agriculture à grande échelle : c’est l’écriture qui aide au calcul des pertes et profits.

Dans le domaine du religieux, il est significatif que les religions fondées sur la conversion et qui marquent une frontière entre membres et non-membres soient toutes des religions du livre. Dans les sociétés sans écriture de l’Afrique, en tout cas, l’activité magico-religieuse se singularise par son éclectisme, par le fait que les sanctuaires et les cultes peuvent facilement migrer. Les religions littératiennes, avec leur point de référence fixe, les modes spécifiques de communication avec le surnaturel, sont moins portées au changement. Lorsqu’il s’en produit un, il a tendance à se faire par à-coups, à la suite de la montée d’hérésies ou de « mouvements de réforme » qui prennent souvent la forme d’un retour au livre ou à sa « juste » interprétation.

Mais si les religions littératiennes sont, par certains côtés, moins souples, elles sont également universalistes et, en ce sens, plus « morales ». Le fait même qu’elles représentent des systèmes auxquels d’autres hommes et peuples peuvent, en fait même devraient, adhérer par la conversion, a pour conséquence le fait que leurs préceptes ne peuvent être fondus dans un moule trop particulariste. En d’autres termes, les mythes qu’elles rapportent, les rites qu’elles tiennent, les règles qu’elles promeuvent n’ont pas besoin d’avoir un rapport spécifique avec une quelconque structure sociale à laquelle elles seraient associées et, à certains égards (comme c'est fréquemment le cas avec l’Islam qui fait son entrée dans la communauté par le fait qu’on favorise le mariage avec la fille du frère du père), peut changer de manière significative l’organisation sociale des convertis. En même temps, le groupe des pratiquants s’étend au-delà du clan, de la tribu ou de la communauté et, au moins dans le cas du christianisme et de l’Islam, se transforme en une quasi-parentèle dont tous les membres sont « frères3 ». L’existence de cette « confrérie » tend, à son tour, à affaiblir la force des liens de parenté primaires, ainsi que le Christ lui-même l’a fait quand il a dit « Car quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère » (Mark 3 : 35). Et aussi « Car je suis venu mettre la division entre l’homme et le père… » (Matthieu 10 : 39). Ainsi, les religions lettrées tendent à être plus « salutistes » ; elles insistent beaucoup plus sur le fait que c’est à l’individu de se trouver les voies de la vertu. Bien que cette différence ne soit qu’une question de degré, elle renvoie à la tendance de la technologie lettrée à « individualiser » et à mettre en place une division de travail très poussée dont il sera question plus bas (chap. « Les conséquences de la littératie »).

Les implications légales de la littératie sont étroitement liées avec les traits constitutifs de la science politique et de la religion susmentionnés. Un système légal universaliste fournit un cadre pour le développement du commerce et, en même temps, une procédure pour résoudre au sein des communautés multi-ethniques les litiges que le commerce tend à produire4.

Voici donc quelques exemples d’utilisations de l’écriture affectant l’organisation sociale. Mais l’écriture n’est pas une entité monolithique, une compétence faite d’un seul bloc ; ses potentialités dépendent du genre de système qui a cours dans telle ou telle société.

D’abord, le matériau se présente sous différentes formes, ce qui a des implications importantes. Les possibilités offertes par le papier dans l’administration sont supérieures à celles de la pierre ou de l’argile cuite. Plus important encore : il existe des différences significatives dans la forme graphique. Plus on fait appel au principe phonétique et plus le système sémiotique est souple. Avec l’avènement de l’alphabet, la parole elle-même peut être transcrite. La simplicité du système permet à une large part de la société de maîtriser la technique. La littératie démotique devient possible. Nous avons suggéré quelques-unes des implications fondamentales de ce fait dans l’article dans lequel I. Watt et moi-même avions examiné le cas particulier de la Grèce antique, là où la littératie alphabétique a fait son apparition, et où nous avions tenté d’établir des liens entre certains aspects de ce progrès réalisé par les Grecs et cette avancée technologique.

La discussion sur le rôle de la littératie en Grèce doit beaucoup à E. A. Havelock et, à la lumière de ses travaux plus récents, il apparaît opportun de nuancer les commentaires que nous avions faits. Dans Preface to Plato (1963 : IX), il remet en cause « toute l’hypothèse selon laquelle la pensée grecque des premiers temps s’était occupée de questions de métaphysique ou avait su utiliser un vocabulaire adéquat pour ce faire ». Il fait remarquer que nous n’avons connaissance de la pensée de premiers philosophes grecs qu’à partir de sources déjà influencées par Aristote (Cherniss 1935 ; McDiarmid 1953). Les présocratiques eux-mêmes vivaient à une époque qui ne s’était pas encore complètement adaptée aux conditions préfigurant l’avènement d’une littératie ; ils continuaient à écrire en suivant le modèle conventionnel caractéristique de la composition orale (Parry 1930 ; Lord 1960). Ils étaient « des penseurs essentiellement oraux, des prophètes du concret reliés par habitude au passé et à des formes d’expression qui étaient également des formes d’expérience » (Havelock : X). Il a fallu attendre l’époque de Platon pour que la langue ait changé suffisamment pour exprimer les idées nouvelles, lesquelles, à son avis, avaient été générées par des changements de la technologie de l’intellect, ce qu’il appelle « la technologie de la communication préservée » (Havelock : XI), en termes plus simples, la technologie de la communication.

J’insiste sur ce point pour faire comprendre que notre argument, à l’origine, n’était pas exprimé en termes de déterminisme technologique ; il essayait de passer en revue les effets libérateurs liés à l’évolution de cette technologie. L’article aurait peut-être dû avoir comme titre les « implications » plutôt que les « conséquences » de la littératie, mais il nous a semblé inutile d’insister (plus que nous ne l’avions déjà fait) sur le fait que d’autres facteurs sont susceptibles d’entraver la réalisation de la potentialité au changement. L’étude du comportement n’implique que très peu de « causes suffisantes » (pour ne pas dire aucune) ; aussi nous sommes-nous intéressés aux potentialités de la communication littératienne.

De nombreux problèmes avaient été posés par les idées que nous avions avancées à propos des fonctions de la littératie ; certains d’entre eux se posent à nouveau dans les études qui suivent. Le problème le plus général concerne en fait un très grand nombre de sociétés, en Asie et ailleurs, qui ont été les bénéficiaires (et non pas les inventeurs) de la littératie alphabétique. L’alphabet sémitique s’est largement répandu dans le monde, depuis le continent eurasien jusqu’aux frontières de la Chine, dans certaines parties du Pacifique, tout autour du Sahara en Afrique, en descendant le long de la côte est jusqu’à Madagascar. Mais nulle part l’impact n’a été aussi radical qu’en Grèce antique. En effet, le genre de situation qui s’est présentée ailleurs ressemble plus au genre de « littératie limitée » qui a caractérisé les manuscrits préalphabétiques (voir ci-dessous). En d’autres termes, les potentialités du support n’ont nulle part ailleurs été exploitées dans une mesure un tant soit peu comparable.

Les raisons expliquant cette situation sont multiples et il n’est pas facile d’en démêler l’écheveau. Mais l’une des façons d’aborder le problème est d’explorer l’« ethnographie » de la littératie dans les sociétés « traditionnelles » ou préindustrielles, de faire une analyse approfondie des utilisations de l’écriture dans un cadre social donné, et d’aborder la question du point de vue, non pas tant de l’érudit, mais plutôt du chercheur de terrain disposant d’une certaine expérience du contexte concret de la communication écrite. C’est bien ce que nous avons essayé de faire dans les essais qui suivent.

Une telle tentative nous a semblé souhaitable pour un certain nombre de raisons. Nous avons remarqué que les sociologues ont généralement pris comme champ d’étude les sociétés littératiennes développées, alors que les socio-anthropologues se sont surtout penchés sur des « structures » simples, telles que les « formes » élémentaires de religion ou de parenté, les formes d’économie « prémonétaire », les sociétés « primitives », « exotiques », « sans sophistication », « pratiques » ou « prélittératiennes ». Au moins pendant les deux millénaires précédents, la grande majorité des peuples du monde (la quasi-totalité de l’Eurasie et un grand pan de l’Afrique) n’a vécu ni dans l’une ni dans l’autre de ces situations, mais ont plutôt connu des cultures qui, dans une certaine mesure, ont été influencées par la parole écrite, la présence de groupes ou d’individus sachant lire et écrire. Ils ont vécu en marge de la littératie, bien que de nombreux observateurs aient eu tendance à passer le fait sous silence. Pourtant, si nos hypothèses concernant le rôle de l’écriture et de la littératie ne devaient être que partiellement exactes, les sociétés de l’Asie du Sud-Est ou de l’ouest du Soudan appellent un type d’analyse différent de celui appliqué à une tribu d’Australie. Que l’on me permette de présenter l’argument encore plus directement. Dans l’étude de la cosmologie des Dogon, le système « zodiacal » prend une allure quelque peu différente quand on se rappelle que ce peuple ne vit pas très loin du haut lieu de l’Islam qu’est Mopti et à moins de 250 km de Tombouctou, là où se trouve l’« université » médiévale de Sankore (Dubois 1897), qu’on a à l’esprit que certains habitants se disent descendants des « Mandé », un peuple qui a compté certains des plus grands propagateurs des enseignements de l’Islam en Afrique occidentale ; quand on sait qu’une partie de l’enseignement se faisait à partir de recueils compliqués de carrés magiques, de formules pour envoûter, etc., compilés en Afrique du Nord par Al-Bdni et d’autres auteurs au quatorzième siècle ; quand, enfin, on se rappelle que ces traités étaient eux-mêmes fondés sur une tradition moyen-orientale qui a influencé la Kabbale juive, l’astrologie orientale et la magie européenne. Nous ne pouvons pas nous attendre à trouver entre la religion et la société un degré d’adéquation comparable à celui que les sociologues perçoivent souvent dans les cultures non littératiennes lorsque le référent n’est pas un mythe élaboré localement et soumis aux processus homéostatiques de la tradition orale, mais un document virtuellement indestructible appartenant à l’une ou l’autre des grandes religions du monde (c’est-à-dire les religions littératiennes).

Il est clair que, même si l’on ne s’intéresse qu’à la vie du village, il existe de grandes parties du monde où le fait d’écrire et l’existence du livre doivent être pris en considération, y compris lorsqu’il est question de sociétés « traditionnelles ». Il est également clair que, lorsqu’il s’agit d’étudier des institutions qui ont été profondément influencées par l’écriture (et la religion est probablement la plus importante de celles-ci), la communauté villageoise n’est une entité légitime que dans un sens restreint. Poser en hypothèse qu’on peut étudier le bouddhisme birman dans le même cadre que l’on étudie le totémisme australien revient à commettre une erreur dans la démarche intellectuelle. Dans le cas des religions littératiennes d’extension mondiale (les deux expressions étant pratiquement synonymes), les « classifications primitives » entrent dans un réseau de correspondances avec d’autres aspects de la structure sociale en rien comparables à celui qu’elles peuvent avoir dans une petite communauté de chasseurs. En termes de groupes sociaux, il est peu probable que ce qui est « adéquat » pour Yangoon en Birmanie le sera aussi pour la campagne srilankaise. Si, malgré tout, une forme d’adéquation devait apparaître (en dehors de l’esprit de l’observateur), le phénomène serait à mettre au compte d’une expérience applicable à tous les hommes plutôt qu’à des structures sociales particulières et il y existera, sans aucun doute, un grand nombre de formes alternatives de comportement qui seraient tout aussi appropriées. Pour que le concept d’« adéquation » ait un intérêt réel, il faut aussi qu’on puisse établir les cas de non-adéquation ainsi que les formes de substitution (Merton 1997 ; Nagel 1961).

Le village « relié »

Une partie de ce que je viens de dire représente le thème central des écrits de Redfield et de ses élèves à Chicago. Dans un texte de rétrospective sur ce travail, Redfield explique comment le fait d'avoir fait passer l'attention portée aux tribus d'Amérique du Nord vers les agriculteurs sédentaires installés plus au sud a entraîné un changement de perspective, une prise de distance par rapport à l'examen de cultures isolées et à l'étude de structures sociales complètes.

Dans son étude sur le village de Chan Kom au Yucatán, Redfield (1934 : 1) décrit le mode de vie dans un village de paysans en disant : « ces villages … représentent des petites communautés d’agriculteurs analphabètes, porteurs d’une culture homogène transmise par la tradition orale », ajoutant cependant qu’ils « dépendent politiquement et économiquement des villes et des centres de la civilisation moderne alphabétisée » par rapport à laquelle les paysans « se positionnent, au moins en partie ».

Redfield a bien essayé de voir dans ce village ce qu’il a appelé un continuum entre le rural et l’urbain, mais cette expression doit être comprise dans un sens analytique plutôt qu’existentiel. Il n’a pas pu se dispenser d’insister sur la dimension d’homogénéité, laquelle reste un élément clef de cette petite communauté. Dans une série de conférences données en 1953, Redfield définissait cette communauté par sa spécificité, sa petite taille, sa capacité à vivre en autarcie, son homogénéité. « Tout le monde, pratiquement, a les mêmes activités et connaît des états d’âme identiques selon le sexe, l’âge et le statut social » et chaque génération reproduit le parcours de la précédente. Dans ce sens, homogénéité est synonyme de « lenteur du processus de changement » (1955 : 4).

Cette insistance sur la notion d’homogénéité ressort bien dans les références qu’il donne pour la littératie. En effet, quel qu’ait pu être le degré de « non-littératie » des paysans mayas5 (on ne sait pas vraiment qui a jamais su lire et écrire dans cette langue), quand il se rendit dans le pays pour la première fois, seulement 26 % de la population de plus de 18 ans savait lire et écrire l’espagnol. Ce qui signifiait que le gouvernement central pouvait diffuser, au moins indirectement, les dispositions administratives. Cela permettait aussi la circulation de deux genres de livres, tous deux liés à la religion, à savoir les livres de prière catholiques et les calendriers ecclésiastiques utilisés lors des baptêmes. La seule façon de concilier ces déclarations avec celles suggérant que Chan Kom était un monde « sans livres », un monde « de communication orale et en face-à-face » (Redfield 1934 : 6, II) consiste à poser l’hypothèse suivante : l’auteur présente une phase située au début d’un processus historique à long terme, dans lequel les éléments relevant de la culture urbaine (y compris les livres) étaient considérés comme des objets qui se seraient imposés récemment dans la culture homogène de cette société paysanne. Il y a là en tout cas un décalage inattendu entre la réalité et le modèle.

Autre résultat de cette incursion dans l’Amérique latine moderne : la quête de « modes de pensée généraux et globaux dans l’intellect de ces Indiens » (Redfield 1955 : 23). Bien que le village paysan soit différent de la tribu, il présente exactement les mêmes caractéristiques que les sociologues spécialistes des sociétés tribales avaient énoncées, à savoir une culture propre, des modes de pensée globaux, la non-littératie, un degré très élevé d’homogénéité et d’autosuffisance.

Alors que la Méso-Amérique avait modifié la façon d’aborder le problème, l’Inde permit au processus de franchir une nouvelle étape de son développement. En 1965, un an après la parution de The Little Community, Redfield écrivait : « dans ce livre, je voyais les petites communautés comme indépendantes du monde extérieur, alors que, dans les chapitres qui suivent, on trouvera les prémices d’une étude portant sur un type de communauté dépendante, à savoir celle des paysans… » (1965 : VI). Le changement est passé par les travaux de Barnes en Norvège et de Singer, Marriott, Lewis et autres en Inde. Redfield a alors commencé à voir ces communautés comme des entités « où la culture locale est constamment alimentée par le contact avec des innovations livrées par les couches intellectuelles de la société ; la communauté locale (ou “petite” communauté) est culturellement hétéronome, c’est-à-dire dépendant de normes lui arrivant de l’extérieur, livrées par la grande communauté » (Singer 1959 : X).

Le discours des sociologues, alourdi par une terminologie absconse, opacifie parfois ce que Redfield veut dire et la prolifération de formules telles que « l’organisation [ou structure] sociale de la tradition » ne contribue pas à la clarté des concepts en jeu. La notion de petite communauté n’est pas tant une abstraction qu’un dérivé et la discussion qu’elle a suscitée a fait long feu. Après réflexion sur les affirmations de Redfield, Obeyesekere, en se plaçant dans le contexte de Ceylan, tente de montrer que « les cultures sont intégrées » et que « les cultures paysannes forment des ensembles entiers » (non pas des moitiés ou des parties d’ensembles plus vastes). Il se fonde pour cela sur l’idée que le bouddhisme local serait un dérivé de facteurs locaux : « il y a de bonnes raisons, du point de vue de l’idéologie, pour attribuer au Bouddha le statut de celui qui préside dans le panthéon », lequel, à son avis, peut être considéré comme ayant une « unité structurelle ». La direction donnée à la pensée est bien illustrée par l’affirmation selon laquelle la petite communauté ou la société paysanne « est, à vrai dire, le centre de la recherche en anthropologie » (Obeyesekere 1963, 143, 146). Si on laisse de côté la confusion créée par l’idée de l’existence « d’une culture » et la question de savoir quand une culture n’est pas intégrée ou une structure n’est pas unifiée, le problème ne porte plus tant sur l’endroit où les spécialistes se sont installés que sur le point de savoir si un tel cadre de référence se prête ou non à l’analyse de tel ou tel secteur du champ complexe des relations sociales, lequel, on le sait, dépasse largement les limites du village. À ceci, un observateur qui ne se laisserait pas aveugler par le concept de culture doit répondre par la négative. Cette idée est avancée par Dumont et Pocock dans leur discussion générale sur les études concernant les communautés villageoises (1957). Elle est exprimée plus clairement encore par Ames dans l’analyse qu’il nous livre de la religion à Ceylan. Celle-ci, écrit-il, « est régie par le bouddhisme en général plutôt que d’être propre à tel ou tel village ; en effet, la communauté des bonzes, qui est nationale plutôt que locale et liée à un village, est le groupe qui dispose du statut dominant dans le système religieux » (Ames 1963- 64 : 21). De même, il rejette l’erreur d’interprétation commise par les anthropologues travaillant sur le village dans le monde eurasien, erreur que Skinner dénonce aussi dans son étude sur les marchés chinois. « Les travaux en anthropologie concernant la société chinoise, en portant l’attention presque exclusivement sur le village, ont, à quelques exceptions près, déformé la réalité de la structure sociale en milieu rural. » Pourtant, même pour Skinner, cette façon d’aborder la question en termes de « communautés » ou de « traditions » maintenant le cloisonnement soulève un problème du point de vue de l’analyse. En effet, il poursuit l’argumentation en prétendant que l’élément important comme vecteur de la culture est plutôt une « structure sociale intermédiaire », autrement dit la communauté standard que l’on trouve au marché et qui représente le locus de la « petite tradition » auquel Redfield renvoie dans le cas de la Chine. Dans la mesure où on peut dire du paysan chinois qu’il vit dans un monde bien circonscrit, ce monde n’est pas le village, mais la communauté marchande standard (Skinner 1964 : 32). Alors qu’il pouvait en être ainsi avec un territoire limité à l’espace maîtrisable physiquement par l’individu (encore que le commerce et le régime politique impliquent de nombreuses exceptions), il est clair que les Chinois habitant à la campagne (qu’ils appartiennent à la paysannerie, la petite noblesse ou l’administration) ne vivaient pas dans un univers circonscrit. En effet, avec les possibilités offertes par la communication écrite (sans parler de l’influence plus manifeste du gouvernement et des institutions nationales), la communauté physique ne limite plus le champ de l’interaction socioculturelle6.

Les étudiants de Redfield, dans leurs recherches, ont démontré que l’interaction entre ville et village pose un réel problème : par exemple, on citera l’étude de Miner sur The Primitive City of Timbuctu (1953) ou, plus encore, les travaux de Singer, Marriott et d’autres sur la société indienne. Là encore, il y a refus implicite du mythe du village comme constituant un monde qui serait l’épitomé de la culture indienne. La campagne et la ville sont considérées comme une partie d’un champ d’activité socioculturelle, même si tout ce que cette idée implique est quelque peu atténué lorsqu’on analyse ce champ social uniquement du point de vue de l’interaction entre petites et grandes communautés, avec la grande tradition servant de valeur faîtière à l’ensemble.

L’attention accordée à cette question quasi métaphysique des ensembles et des parties est exagérée7. Pour Redfield, les sociétés paysannes sont des sociétés de type partie. Question : que représente la société de type ensemble dans le cas des sociétés musulmanes ou hindouistes ? Dans toutes les structures, exception faite des plus simples, les limites d’un champ d’activité sociale donné varient en fonction du type d’activité à laquelle la personne se livre. En effet, il est difficile de donner une description correcte des normes et centres d’intérêt qui guident son action en parlant d’« une culture » lorsque la personne se comporte dans un contexte donné « en tant que » musulman ou hindou, et, dans tel autre contexte « en tant que » marchand, et dans tel autre encore, « en tant que » membre d’une caste ou d’un groupe patronymique donné8.

Ce genre de situations, dans lesquelles les champs sociaux des individus ou des groupes n’ont pas de limite socioculturelle unique, est fréquent, non seulement parmi les sociétés paysannes, dans le sens où je comprends l’expression9, mais aussi dans de nombreuses sociétés centralisées de l’Afrique précoloniale ; ceci existe, par exemple, partout où l’on trouve des marchés. En effet, c’est le marché que Redfield, comme d’autres, considère comme l’institution « qui, de l’ensemble compact des relations sociales des communautés primitives circonscrites, peut extraire un sous-ensemble d’actions des humains et faire entrer ces derniers dans des champs de l’activité économique qui deviennent de plus indépendants par rapport à ce qui se passe dans la vie locale » (Redfield 1956 : 46). Dans son étude sur l’Inde du nord, Lewis (1955 ; 1958) met, comme d’autres l’avaient fait avant lui, l’accent sur les liens hors village fondés sur la caste, la parenté et le mariage : « Rampur, comme d’autres villages du nord de l’Inde, entre en fait dans un réseau inter-villages plus large fondé sur les liens de parenté » (1958 : 313). Par ailleurs, Marriott insiste sur les aspects religieux du processus ininterrompu de communication entre une « petite » tradition, restreinte au niveau local, et les traditions plus « grandes » qui ont leur place « en partie à l’intérieur et en partie à l’extérieur du village » (1955 : 218). Cependant, on n’a accordé que trop peu d’attention à la nature de ce système de communication et que les paysans (qui représentent, dans les termes de Redfield, la « dimension rurale des civilisations anciennes » (1955 : 29)) appartiennent à des sociétés qui détenaient cette technique importante qu’est l’écriture, que toutes les « religions de portée mondiale » sont des religions littératiennes (bien que la rédaction des Vedas ait été tardive), et qu’un aspect significatif de ce qui se trouve à l’intérieur du village (au sens de la « grande tradition ») est composé de livres et de leurs interprètes.

Dans l’étude qui fait suite à cette introduction, Ian Watt et moi-même allons chercher avant tout à montrer que ce fait doit être considéré comme étant de la plus grande importance pour une société. Ce que l’étude des sociétés de ce type implique est évoqué dans le dernier ouvrage publié par Redfield. « Si nous entrons dans un village baignant dans une civilisation, nous voyons immédiatement que la culture y a pénétré, en ayant comme source des enseignants qui n’y sont jamais venus et qui faisaient leur travail dans un milieu d’intellectuels, probablement très éloigné dans le temps et l’espace » (1956 : 70).

Il est clair que le processus de « sanscritisation », un trait qui a beaucoup marqué les débats les plus récents sur la culture de l’Inde, est lui-même intimement lié à la diffusion des activités littératiennes sous la forme d’un code légal et d’écritures saintes (Staal 1962 : 63). Comme Mayne l’a noté, le droit hindou est celui qui, « de tous les systèmes jurisprudentiels connus, remonte le plus loin dans le temps et, encore maintenant, il ne présente aucun signe de dépérissement. Il continue de régir la vie de millions d’hommes, depuis le Cachemire jusqu’au Cap Comorin, lesquels ne s’entendent sur rien, sauf justement le fait qu’ils soient tous soumis à ce code » (1892 : IX, italiques de l’auteur de l’article).

En conséquence, ce type d’analyse sur l’activité sociale, dans le cadre structuro-fonctionnel, utilisé par les sociologues dans leurs études sur les sociétés en dehors des pratiques de la littératie, n’est guère applicable ici, sauf au prix de modifications majeures. D’ailleurs, on voit bien que les pionniers de l’approche fonctionnaliste (Malinowski et Radcliffe-Brown) ont travaillé sur des sociétés vivant sur de petites îles, dans des conditions que leurs étudiants ont souvent essayé de transposer, alors qu’ils étaient à la recherche de communautés soudées, isolées et « primitives », établies dans diverses régions des grands continents.

Les limites de ce modèle sont évidentes pour qui veut étudier ces vastes territoires où les religions du monde font partie de l’horizon social. En fait, la remarque serait tout à fait redondante si nous n’étions pas arrivés à un tournant de la vie intellectuelle où les concepts et méthodologies, élaborés à l’origine pour être appliqués en particulier aux sociétés prélittératiennes, ont été de plus en plus largement utilisés pour l’étude de cultures littératiennes. Les travaux de Durkheim sur la classification des sociétés primitives se trouvent maintenant appliqués à des sociétés dans l’orbite des grandes civilisations. C’est ainsi que ces polarités et oppositions propres à la pensée sauvage se présentent dans la recherche sur la Grèce antique et des outils créés pour l’étude de récits produits par les sociétés amérindiennes sont appliqués à l’histoire d’Œdipe, au Livre de la Genèse et même à la littérature contemporaine, sans que les chercheurs voient toute l’incongruité de la méthode.

Ces polarités sont évidemment présentes dans toutes les sociétés, sous une forme ou sous une autre, mais il y a de grandes différences dans l’importance qu’elles peuvent avoir. Aristote décrit une théorie pythagoricienne dans les termes suivants :

D’autres de cette même école déclarent qu’il existe dix principes, qu’ils disposent dans des colonnes jumelles, à savoir :

  • avec limites | sans limite
  • impair | pair
  • unicité | pluralité
  • droite | gauche
  • mâle | femelle
  • au repos | en mouvement
  • droit | non droit
  • lumière | obscurité
  • bon | mauvais
  • carré | oblong

Ils n’expliquent pas clairement comment on peut établir les correspondances entre ces principes et les causes que nous avons mentionnées [cité par Guthrie 1962 : I, 245].

Il est clair qu’une table de correspondances du type table de Pythagore a une applicabilité bien plus limitée dans le cas de la société grecque que dans celui d’une société non littératienne. Alors que les éléments constitutifs peuvent être plus ou moins figés, le tableau pris dans son ensemble est une représentation de la « culture grecque » qui reste évidemment très incomplète. Elle n’était d’ailleurs pas acceptée par tous les membres de la confrérie et même très probablement rejetée par Aristote. Ceci est particulièrement vrai des identifications numériques pour lesquelles, comme le dit Guthrie, les Pythagoriciens « tombaient véritablement dans l’arbitraire et l’incohérence » (1962 : 1, 277). Quel que soit le contexte social, un ensemble de correspondances de ce type sera toujours plus ou moins incomplet, plus ou moins individualisé, plus ou moins arbitraire, plus ou moins cohérent.

Le chapitre d’introduction d’un ouvrage de ce genre n’est probablement pas le meilleur endroit pour pousser le raisonnement jusqu’à sa conclusion logique. Mais avant d’appliquer aux sociétés littératiennes, sans trop se poser de questions, des concepts élaborés dans un autre cadre, il nous faudra examiner quelques-unes des formes d’utilisation et des fonctions de la littératie, ainsi que le type de différence que ce changement radical dans la technologie de l’intellect a provoqué sur la société et ses membres.

Littératie restreinte

Les facteurs freinant le plein développement de la littératie sont nombreux. Comme dans d’autres domaines, les contraintes sociales perdurent, même après libération des contraintes de la technologie. Quels sont les facteurs qui empêchent la littératie de réaliser tout son potentiel de développement ?

D’abord, il existe une volonté de préserver la confidentialité et de limiter la libre circulation du livre. En Afrique de l’Ouest, cette volonté de confidentialité s’applique à la diffusion du Qur’ān lui-même, ce qui renforçait sa dimension d’objet ayant une efficacité relevant du magique et rehaussait le pouvoir de ceux qui en avaient la garde. Les livres de magie de l’Europe médiévale avaient acquis un caractère comparable. Un grand nombre de textes cérémoniels de l’Égypte et de la Mésopotamie « n’étaient pas destinés à être lus par des yeux humains » car ils renfermaient avant tout les Échanges entre l’homme et la divinité, et non pas entre l’homme et l’homme (Oppenheim 1964 : 234). La même confidentialité était imposée aux activités et aux travaux de Pythagore et de ses successeurs, tant ils étaient riches en éléments relevant de la magie et de la numérologie (Guthrie 1962 : I, 150 sqq.). Un commentateur contemporain a noté que, pour eux, « tout le contenu n’était pas censé être divulgué à tous les hommes » ; on se montrait « très réticent à l’idée d’une discussion ouverte sur la doctrine pythagoricienne », en raison d’un engagement envers les arcanes et, à ce que l’on disait, envers une règle du silence imposée pour cinq ans aux initiés de la confrérie. Cela étant, Pythagore n’est à cet égard que très peu représentatif de l’attitude des Grecs devant l’extension du savoir.

Ces pratiques restrictives tendent à apparaître partout où les individus ont intérêt à garder le monopole des sources du pouvoir. Concernant les Bāroṭs du Gujurat (une caste de généalogistes qui s’étendait sur toute l’Inde du nord), Srinivas écrit : « [Ils sont] extrêmement discrets sur ce qui concerne leurs livres, et … suspicieux envers les gens qui veulent savoir ce qu’ils contiennent. Les Bāroṭs ont l’habitude de ne partager les informations contenues dans leurs livres qu’avec leurs commanditaires, mais pas avec les étrangers à la communauté. Ils craignent d’être évincés de leur activité par des rivaux sans scrupules » (Srinivas 1959 : 41).

Ces castes spécialisées ne sont pas les seules à avoir un intérêt à préserver leur monopole. L’étude du Vēda lui-même, recommandée par les codes législatifs, est limitée aux personnes nées deux fois, c’est-à-dire les membres des castes supérieures ; durant les deux derniers millénaires, elle a été, dans les faits, l’apanage des Brahmanes (Ingalls 1959 : 3). Dans sa discussion sur la transmission de l’éducation en Inde, Ghurye rapporte comment le fondateur de l’école Navadvῑpa, Vāsudeva Sārvabhauma, quand il eut terminé d’étudier les Upanisṣad à Varāṇǡsi (Bénarès), se rendit à Mithilā pour compléter ses études sous la direction de Pauṣaḍara Misra. L’enseignant détenait le seul manuscrit existant du Tattvacintāmaṇi, l’ouvrage de logique de premier plan de Gaṇgeœa. « Il imposait un interdit à ses élèves, à savoir de ne faire aucune copie de l’ouvrage afin que le Collège de Mithilā en conserve le monopole… » Cependant, Vāsudeva apprit tout le texte par cœur et partit fonder une nouvelle école « qui surpassa le Collège de Mithilā en tant que centre d’étude » (Ghurye 1950 : 24-5).

En Inde, la transmission orale a été préservée, non seulement pour maintenir le monopole des lettrés, mais aussi à cause des valeurs archaïques (et, dans une certaine mesure, intrinsèques) qu’elle véhiculait. Tout comme les musulmans de l’Afrique de l’Ouest préfèrent avoir un Qur’ān manuscrit à un ouvrage imprimé, les peuples de l’Inde ont continué à transmettre la parole sacrée en ayant recours à l’oralité (en conformité avec les origines), alors que l’on disposait depuis longtemps de l’écriture comme « technique de conservation de la communication ». En effet, alors que l’on avait eu recours à l’écriture pour des objectifs bien définis dès le début du règne du roi bouddhiste Așoka (274-237 avant notre ère), il fallut attendre le huitième ou neuvième siècle de notre ère pour que les textes fondamentaux de l’hindouisme, dont le Ṛg Veda, soient transcrits. Bon nombre des caractéristiques propres à la littératie restreinte se retrouvent dans le monde musulman à l’ouest du Soudan, à savoir les écoles familiales, les longues années d’étude des textes (entre 12 et 24 ans), la persistance des méthodes d’enseignement basées sur l’oral (Ghurye 1950 : 2,12). Peu après l’introduction de l’écriture alphabétique, les érudits indiens eurent des doutes à propos de l’écriture de la même nature que ceux qu’avait eus Platon. Un verset dans le Pāṇiniya Sikșa déclare que celui qui ne connaît pas le sens des mots et celui qui se contente de lire ce qui est écrit est considéré comme un bien piètre lecteur et récitant. Le Nāradasmṛti considérait que le fait d’écouter ce que contenait un livre constituait un obstacle à la connaissance et décourageait de l’étude livresque. « Les connaissances acquises par le livre et non pas par le biais d’un enseignant n’apportent aucune lumière dans le débat d’une assemblée : elles ne sont ni opérationnelles, ni fécondes » (Ghurye 1950 :20). Dans d’autres endroits, le livre qui n’aurait pas été appris par cœur est semblable à des richesses détenues par des tierces personnes. Selon Ghurye (1950 :21), tous ces arguments tendent à montrer « les risques inhérents au cadre qui entoure l’écriture et le fait de collecter des livres ». On insiste beaucoup sur le memoriter et le maintien de l’érudition comme tradition a été assuré avant tout par une succession ininterrompue d’enseignants. Tout comme dans la tradition musulmane, il était d’usage de conserver et de répéter le nom des enseignants de tel ou tel centre d’étude, ce qui contribuait à la mise en place d’une « généalogie de l’apprentissage » dont Wilks parle à propos des Dyula d’Afrique de l’Ouest (cf. ci-dessous, p. 162 dans l’ouvrage original). La notoriété des enseignants était inversement proportionnelle à la façon dont on exploitait les capacités de stockage du livre, alors que l’enseignant était lui-même une « bibliothèque vivante ».

Nous avons pu observer une situation qui illustre bien cette volonté de faire passer l’accès aux livres par l’intermédiaire d’un enseignant habilité, ce qui représente une combinaison entre le mode écrit et le mode oral telle qu’elle se manifeste dans la fonction exercée par le gourou et est souvent un trait propre à la littératie religieuse. C’était en 1965, à l’occasion d’un séjour à Bole (district du West Gonja au Ghana actuel) : on disait qu’un homme, originaire du quartier de Jebagtay, qui passait son temps à errer sur la place du marché en étant vêtu de haillons, était tombé malade pour avoir lu certaines sourates du Qur’ān sans avoir pris les précautions nécessaires. « Si vous lisez en secret sans avoir pris ces précautions, vous deviendrez fou » (E. N. Goody, notes de terrain). Même une personne sachant lire et écrire a besoin d’être guidée pour acquérir les connaissances mises à disposition dans les livres, alors qu’aborder le texte écrit en toute autonomie comporte de grands dangers de nature mystique.

La tradition du gourou est propre aux situations de littératie restreinte où le rôle dévolu à l’enseignant en tant que médiateur du savoir est d’une importance cruciale. Le gourou prête son charisme au processus d’étude livresque, ce qui revient à combiner les deux modes de communication, l’oral et l’écrit. La position du gourou est renforcée par le fait que ce qu’il transmet relève de la tradition religieuse ; il est celui qui invite à se mettre partiellement en retrait du monde séculier ou, tout au moins, d’adopter une attitude particulière envers celui-ci. La « Vérité » requiert un médiateur, une posture contemplative, une intériorisation fondée sur l’appel à la mémoire, des modes d’apprentissage qui sont sans doute plus proches du mystique que de l’empirique10.

Il est clair qu’il n’existait pas en Inde qu’une seule tradition brahmanique de l’apprentissage. Il y avait aussi la tradition védique, en grande partie orale, la tradition ésotérique des tantras11, avec un large pan des Vedānta, et la tradition analytique et exégétique du Șastra. Cette dernière était essentiellement une tradition urbaine enseignant la grammaire, la rhétorique, la poésie, la logique et la philosophie ; en tout cas, elle exigeait « un travail de mémorisation considérable ». En conséquence, l’apprentissage suivait la voie traditionaliste, même parmi les intellectuels qui étaient plus portés sur le commentaire que sur la création (Ingalls 1959 : 5. 6). Ainsi qu’il a été relevé récemment, l’importance accordée à l’apprentissage par cœur a été maintenue dans les nouvelles universités créées au xixe siècle (McDonald 1965-6 : 459).

Ce type d’enseignement n’exploite pas toutes les potentialités de la « communication préservée ». Les livres sont utilisés comme support mnémonique ; ils doivent eux-mêmes être mémorisés avant d’être considérés comme « ayant été lus ». En conséquence, l’enseignement fondamental accorde plus d’importance à la répétition du contenu qu’à l’acquisition d’une certaine compétence. Dans ces conditions, l’apprentissage livresque est dépourvu de toute souplesse, ce qui est aux antipodes du concept d’investigation que la littératie a mis en avant par ailleurs.

Nous traitons ici en partie des vestiges d’oralité dans une culture littératienne, c’est-à-dire de ce décalage culturel qui s’est produit à l’époque où les « premiers concepteurs de caractères, à grand peine, traçaient au poinçon les myriades de ligatures qui ont été une bénédiction pour les scribes avant de devenir un fardeau pour les typographes » (Ong 1965 : 146). Nous avons de très nombreux exemples de situations illustrant le skeuomorphisme (transposition d’une forme et d’une matière en une autre) des nouveaux media, lequel a influencé tout le système éducatif dans l’Europe médiévale. « Conformément aux principes de la rhétorique, on n’a pratiquement jamais enseigné la description objective ou l’art du récit… La rhétorique, malgré sa profonde implication dans le support écrit, n’a pas touché à la dimension d’oralité dont elle avait hérité : tout naturellement, elle a inclus comme l’une de ses cinq parties la pronunciatio, en d’autres termes l’oralisation, ainsi que la mémoire » (Ong 1965 : 147). Ces méthodes d’enseignement sont caractéristiques de nombreuses sociétés préindustrielles, dans lesquelles la littératie est considérée comme un agent contribuant à la communication orale.

Ce genre de situation a de très fortes chances de se présenter là où il existe un lien étroit entre écriture et religion. En effet, dans ce cas, c’est l’apprentissage de la Parole de Dieu (ou de ses prophètes) ou de l’ordre établi pour le service divin qui sont essentiels. Les compétences sont subordonnées au rituel, lui-même subordonné aux exigences de l’orthodoxie. Les religions exclusives non seulement tentent d’éliminer le risque de voir les idées « hérétiques » circuler, mais aussi proposent un ensemble de réponses plus ou moins arrêtées à toute une gamme de questions importantes. La Grèce et Rome ont été sans égales pour préserver une littératie au caractère essentiellement laïc, rejeter (au moins dans leurs périodes de grande créativité) les aspects attirants du culte exclusif et éviter les effets inhibiteurs de la littératie religieuse qui domina la scène culturelle de l’Europe occidentale jusqu’à l’avènement de la presse imprimée.

Dans l’intéressante comparaison qu’il fait entre les brahmanes et les shamans dans un village himalayen, Berreman oppose les premiers qui restent traditionalistes, aux seconds, décrits comme innovateurs. « Le bon brahmane est conservateur ; c’est un homme de savoir, qui accomplit les tâches prescrites avec justesse. Presque par définition, le brahmane est un conservateur du point de vue culturel et sociétal » (Berreman 1963-64 : 61). Ce même auteur fait à juste titre le lien entre cette différence et le statut social des individus concernés. De plus, le comportement traditionaliste des brahmanes est le reflet du fait que leur action est fondée sur des textes figés, un patrimoine documentaire préservé, bien que celui-ci soit aussi bien sous forme orale qu’écrite.

Cette fonction de conservation de l’écriture, par rapport à l’activité magico-religieuse, est apparue très tôt dans l’histoire de l’écriture. Oppenheim note que les codex de Mésopotamie représentent des aspirations plutôt qu’une réelle codification, en ayant pour « but d’aligner le droit sur les changements apparus du point de vue social, économique et politique. Mais la mise par écrit du savoir sur le sacré avait pour but de “fixer” une tradition, et non pas de l’adapter et de l’ajuster à la réalité » (Oppenheim 1964 : 231, 232).

Ces caractéristiques de la littératie restreinte sont illustrées de façon saisissante au Tibet. Le pays dispose d’un système d’écriture alphabétique, encore que le degré de connaissance du système varie énormément d’un endroit à l’autre. Il semble que son objectif principal ait partout été de nature religieuse : la littératie est venue avec les moines bouddhistes. Ekvall écrit que « la motivation essentielle pour apprendre à lire est religieuse : la volonté de pouvoir lire les nombreuses prières, formules rituelles et sermons extraits des textes sacrés du bouddhisme et des manuels religieux » (1964 : 125). Ce sont les moines qui enseignent la lecture, les supports d’enseignement ont un contenu religieux ; tourner les pages est partie intégrante du rituel de la stricte observance ; être propriétaire de nombreux livres est affaire de statut. Bref, les activités d’écriture et de lecture sont un moyen d’obtenir la grâce, une méthode pour atteindre la vertu et la libération ultime, car elle ouvre la voie à l’apprentissage de nouvelles prières. « L’analphabète ne peut pas avoir recours à un livre pendant la prière, sauf à l’avoir en main et à le porter au front pour y “faire entrer la bénédiction par friction” alors qu’il entonne la prière avec le mot OHm. En revanche, celui qui sait lire et écrire tire un bénéfice bien plus grand de sa prière car il parcourt les lignes et les déchiffre avant de tourner les pages, cette activité étant aussi partie intégrante de la verbalisation. Il visualise la sémantique des mots en capturant la forme écrite et la garde dans son intellect. Un tel mode de compréhension constitue un degré supérieur de l’observance. » (Ekvall 1964 : 125)

On peut estimer que la moitié de la population masculine sait lire ; dans une large mesure, leurs lectures sont essentiellement de nature religieuse et passives. Dans cette société théocratique, les techniques littératiennes partagent le destin de la roue. Le mouvement rotatif était combiné avec le pouvoir de la parole imprimée ou écrite sous forme d’inscriptions sur un moulin à prières, une invention spécifiquement tibétaine, mais qui pourrait bien avoir son origine dans la « bibliothèque tournante » de Chine, un système inventé pour « permettre aux analphabètes de se gagner les mérites qui proviennent de la lecture des textes sacrés ». Mais bien que le mouvement rotatif soit utilisé à des fins religieuses, il n’a jamais été adapté au transport des personnes ou des biens. « La façon dont le principe de la roue se trouve appliqué aux usages et pratiques de la religion semble avoir empêché les Tibétains de chercher à lui donner des applications pratiques relevant du séculier » (Ekvall 1964 : 121). Ce qui n’est pas entièrement vrai de l’écriture, celle-ci ayant été utilisée pour des tâches administratives. Pourtant, à l’époque du bouddhisme, elle a été avant tout un instrument de propagande et de culte ; les trois pratiques saintes que sont le fait de réciter, d’écrire (ou d’imprimer) et de lire la parole (CHos) sont devenues des fins en soi. Les livres étaient portés en procession en restant fermés et utilisés pour tapisser la tombe d’un grand lama. Les moines tibétains avaient pris l’habitude de s’asseoir au bord d’un ruisseau pour « imprimer à la surface de l’eau des prières et des formules magiques » (Ekvall 1964 : 114), le but recherché étant alors de créer le plus grand nombre possible de formes imprimées en frappant l’eau avec leurs blocs de bois gravés. Le Tibet est vraiment l’exemple par excellence du phénomène de grapholâtrie.

D’une certaine manière, l’écriture a stimulé les activités relevant du magico-religieux. Le prêtre était aussi l’enseignant, la personne lettrée, l’intellectuel, celui qui a la maîtrise de la communication, aussi bien naturelle que surnaturelle. Ce ne sont pas seulement les niveaux supérieurs de l’activité religieuse qui font appel au livre : ce serait une erreur de voir dans la littératie un état conduisant à l’éradication des aspects plus nettement magiques du rituel et de la foi. Ce qui était autrefois oralisé est désormais mis par écrit et, de la même façon que les mythes religieux sont fixés dans les lignes du Livre Saint, les formules magiques se trouvent pérennisées dans les livres de prédictions, grimoires et traités de numérologie qui se sont répandus partout dans le monde de la littératie. Je ne veux pas dire par là qu’il y a une dichotomie profonde entre « religion » et « magie ». Mais il est vrai aussi que, dans l’ombre des Livres de Dieu, fixés et reconnus, qui sont le fondement des grandes religions du monde, un autre type de textes a circulé, un type qui traite les questions en termes de formules magiques et de carrés de nombres, propose des solutions précises à des problèmes donnés, un philtre pour se gagner l’amour d’une maîtresse, un charme pour faire revenir à la maison un domestique fugueur.

Cette tradition des textes magiques remonte au tout début de l’écriture puisqu’elle a ses racines en Mésopotamie, le berceau de l’écriture. Seule l’écriture permet de manipuler à grande échelle les chiffres et les lettres. Les séries de noms attribués à Dieu par transformations successives sont avant tout le résultat de techniques propres à l’écriture. Les carrés magiques qui ont été si largement commentés par écrit par les Musulmans ont globalement la même origine, bien qu’ils aient probablement leurs racines en Inde ou en Chine. En effet, le développement des mathématiques est souvent associé à l’usage de la magie des chiffres et on peut adhérer à l’idée selon laquelle le théorème « de Pythagore » (hypoténuse calculée à partir du carré des côtés) aurait été découvert au cours d’expériences de ce type en numérologie (Allman 1911). Il est maintenant reconnu que le théorème est plus ancien que Pythagore, sachant aussi que ses théories mathématiques doivent beaucoup à l’Orient (Guthrie 1962 : 217). En tout cas, l’interpénétration entre mathématique et magie est largement attestée dans l’école pythagoricienne ; Dodds, par exemple, considère que le pythagorisme a été « le produit de l’évolution, en partie du chamanisme et en partie de la mystique des nombres, et de la réflexion sur l’harmonie du cosmos » (1951 : 167). Pour eux, le monde naturel était construit selon un plan mathématique et les choses ont été générées par les nombres, une idée dont Aristote dénonça les relents de mysticisme. Nous relevons en tout cas que le traitement des données numériques relève effectivement de la « magie », ainsi que le fait que de nombreuses avancées réalisées par les Grecs en mathématiques sont liées à la génération de figures géométriques à partir de nombres, un processus qui a été renforcé par cette pratique consistant à représenter les nombres « en les visualisant par des alignements de points, de lettres ou de petits cailloux dessinant des figures régulières » (Guthrie 1962 : 242, 256). La plupart de ces performances en mathématiques, comme dans le cas de la Mésopotamie, étaient sans rapport avec l’écriture alphabétique (au contraire de l’algèbre), mais elles étaient dépendantes de la représentation graphique, laquelle a transformé en profondeur les possibilités de manipulation des nombres.

Les textes magiques de ce type puisent souvent une partie de leur puissance dans une lignée généalogique provenant des Écritures et des débuts de l’histoire de l’homme. Selon les Samaritains, par exemple, tout ce qu’on peut apprendre en magie se trouve dans le livre, en l’occurrence le Livre des Signes, celui qu’Adam a apporté du Paradis pour avoir autorité sur les éléments et les choses invisibles. Le Juif Sefer Raziel énonce des affirmations du même ordre, tout en attribuant l’origine de ce pouvoir à Salomon, fils de David, comme le font d’ailleurs aussi tant d’ouvrages de ce genre en Europe. Cette même tradition se retrouve aussi dans le Qur’ān : « Et (Nous avons soumis) à Salomon le vent impétueux… et parmi les djinns, il en était qui plongeaient pour lui et faisaient d’autres travaux encore ». Pour les Arabes, c’étaient les Juifs et les Africains qui étaient les grands magiciens, tandis que les Juifs et les Romains considéraient les crétiens comme les mathematici ; plus tard, les chrétiens ont beaucoup puisé dans les sources juives et arabes pour construire leur propre savoir en matière de magie. Car tout ce savoir était un savoir secret dont le pouvoir était encore plus fort s’il provenait de personnes n’appartenant pas au cercle des initiés, en particulier de personnes liées aux sources surnaturelles du pouvoir par leurs ascendants.

Le Livre de la Magie a fait florès dans les situations de littératie restreinte, en partie parce que son interprétation était affaire de spécialistes. Mais l’écriture a aussi permis la construction de systèmes plus complexes ainsi que la manipulation à plus grande échelle des lettres, des mots et des nombres. Comme en logique et en grammaire, il devenait possible de disséquer les mots et les phrases et de réassembler les pièces de différentes manières.

Il était également possible de disposer les nombres dans des tableaux, dans un but essentiellement graphique au départ, et d’en vérifier les qualités en les soumettant à un examen visuel. Les deux ensembles pouvaient alors entrer dans des combinaisons nouvelles à dimension ésotérique, en passant par des tables de correspondances très élaborées.

On trouvera en tableau 2 un exemple de carré dans la tradition musulmane.

Comme Doutté le note, « l’idée à la base de ce jadwāl est qu’il existe une correspondance précise entre les différents éléments » (1909 : 161) et c’est la nature de ce lien qui fait que le carré a une telle importance pour la vie des humains ; ce n’est pas simplement un système servant à classer, mais bien quelque chose qui a la capacité de résoudre certains problèmes. Les carrés numériques, dans lesquels le total de chaque ligne et de chaque colonne est le même, ont une signification comparable fondée sur le principe pythagoricien selon lequel les numéros détiennent la clef de la façon dont le monde fonctionne. Le tableau 1 présente une matrice toute simple comportant neuf cases avec des nombres dont le total est 15 dans toutes les lignes et toutes les colonnes ; Doutté propose aussi l’exemple d’un tableau à 16 cases qui a le pouvoir de guérir la stérilité chez les femmes (1909 : 914). Fig. 1 et Fig. 2.

L’influence de la magie mise par écrit dépendait de la reconnaissance du fait que l’écriture représentait une découverte de la plus haute importance, pouvant servir à la fois à contrôler et à communiquer avec les djinns et autres intercesseurs, tout comme on le fait entre êtres humains. L’efficacité du Livre de la Magie et du Livre de Dieu était liée dans les deux cas aux performances concrètes de la parole écrite.

Néanmoins, des caractéristiques dans le genre de celles que j’ai décrites ont freiné la mise en place d’une littératie largement répandue. Savoir écrire est une compétence rare, même si on en est arrivé au point où cette technique est potentiellement accessible à tous. Les restrictions de type social pesant sur la littératie sont souvent comparables aux limitations technologiques imposées par des systèmes d’écriture non phonétiques, pour lesquelles les difficultés liées à l’apprentissage de l’écriture font que cette compétence n’est accessible qu’à un nombre limité de personnes.

Il existe un autre frein à l’expansion de la littératie auquel nous avons déjà fait allusion mais que nous n’avons pas encore développé : quels sont les matériaux utilisés pour conserver la communication ? Écrire en exerçant une pression sur un stylet qui s’enfonce dans des tablettes d’argile est une procédure nettement moins commode et plus susceptible d’entraver la liberté de composition que d’écrire avec un crayon sur une feuille de papier. Les tablettes d’argile, plus lourdes et plus fragiles, ne sont pas non plus aussi faciles à manipuler que les missives. Il est clair que l’un des grands avantages que la Chine possédait par rapport aux anciens empires du Croissant fertile était d’avoir des techniques d’écriture simples, utilisant un pinceau, de l’encre et du papier. Ceci est encore plus vrai des techniques d’imprimerie.

Peu de sociétés « traditionnelles » traitées dans le présent ouvrage peuvent être définies comme non littératiennes ; elles disposent, non seulement de l’écriture, mais aussi de l’écriture alphabétique. Néanmoins, ce n’étaient pas des sociétés littératiennes selon la conception de la Grèce antique. Il est évident que la littératie est, partout où elle existe, présente à des degrés variables et on peut mesurer ce degré par divers paramètres. Par exemple, l’un des principaux objectifs de J. Schofield dans son ouvrage est d’évaluer l’étendue de la littératie en Angleterre après la Réforme, une question aux implications nombreuses et d’un très grand intérêt pour tous ceux qui explorent la relation entre littératie et ce qu’on appelle en français le démarrage, au sens de décollage économique.

En fait, je m’intéresserai ici à des distinctions plus grossières, en partie parce que nous manquons de chiffres et aussi parce que les données sont trop limitées pour pouvoir établir une échelle plus fine. Au vu des données approximatives dont nous disposons, nous devons reconnaître l’existence d’une classe importante de la société dans laquelle ce que la littératie peut impliquer ne s’est développé qu’en partie et où la tradition orale continue de jouer un rôle dominant dans des milieux qui sont censés être ouverts à la littérature. Sans pour autant tomber dans l’idéalisme nostalgique qui caractérise une bonne part de la pensée des écoles type Wordsworth ou Back-to-the-Village (genre « retour à la campagne ») ou encore Culture-and-Environment (genre « culturel et écolo »), nous ne devons pas oublier que ces mouvements avaient leurs avantages et leurs inconvénients. C’est le type de société que Parry trouva en Yougoslavie lorsqu’il s’y rendit pour étudier les caractéristiques de la « poésie orale » afin d’éclairer sa recherche sur les modes de composition homérique. Ceux qui chantent les épopées sont analphabètes et c’est ce fait qui « détermine la forme particulière que prend leur composition et qui finalement les distingue du poète faisant de la littérature. Dans les sociétés où l’acte d’écrire est inconnu, dans lesquelles il est l’apanage de scribes professionnels dont la tâche consiste à écrire des lettres et à tenir des comptes, ou encore dans lesquelles cette compétence n’appartient qu’à une petite minorité (des religieux ou les membres d’une classe dirigeante fortunée, encore que ces derniers préfèrent déléguer les tâches d’écriture à des serviteurs), l’art de la narration est florissant, à condition que l’environnement culturel soit, à d’autres égards, du genre à promouvoir le récit chanté… Par ailleurs, lorsque l’écriture a été introduite et qu’elle a commencé à être utilisée pour remplir les mêmes fonctions que celles du chant narratif, lorsqu’elle sert à raconter des histoires et est assez répandue pour atteindre un public sachant lire, ce public cherche à se divertir et à s’instruire dans les livres plutôt que dans les chants vivants des hommes, si bien que la forme ancienne d’expression artistique disparaît progressivement » (Lord 1960 : 20).

Écriture et alphabet

Les principaux problèmes soulevés par ceux qui ont discuté l’article que nous avions publié précédemment concernent un thème central de ce recueil, à savoir les restrictions que la société impose à la littératie alphabétique, en d’autres termes, les raisons pour lesquelles la percée n’a eu nulle part ailleurs les mêmes éléments concomitants que ceux observés en Méditerranée orientale. J’ai parlé de ces restrictions dans le chapitre précédent et à nouveau dans l’essai que j’ai rédigé sur le Ghana du nord.

Il convient de faire ici une autre remarque à portée générale. Le paramètre que nous avions étudié à l’époque concernait les changements à propos des médias, les technologies de la communication, plus précisément la « littératie étendue » comme résultat d’un système d’écriture simplifié du type de l’alphabet qui a vu le jour dans la Grèce antique. Mais ce n’était pas seulement l’alphabet, mais bien l’écriture sous toutes ses formes qui a été introduite en Grèce (en tout cas une première sur une période de 500 ans). Il conviendrait probablement de faire le lien entre certains aspects de la culture grecque que nous avons associés à une « littératie étendue » et l’écriture elle-même. En d’autres termes, nous n’avons pas accordé au potentiel de l’écriture non phonétique tout le mérite qui lui revient. Pourtant, des progrès considérables ont été réalisés en Chine dans ce contexte : ouvrages de pensée spéculative, une certaine forme d’écriture de l’histoire, même une certaine forme de roman (Bishop 1955-1956), tout ceci étant le produit des crayons de l’élite sachant lire et écrire. C’est bien l’écriture en général, plutôt que l’écriture alphabétique, qui a rendu cette évolution possible. De même, dans l’administration, c’est l’écriture logographique qui a permis de maintenir et d’étendre le système de contrôle politique, ce dont les Chinois étaient parfaitement conscients. Dans le Grand Commentaire sur le Livre des Transformations, on peut lire que « dans les temps anciens, les gens faisaient des nœuds sur des cordes pour gouverner. Au lieu de cela, les saints hommes de l’ère suivante ont introduit le document écrit et l’ont utilisé comme instrument de gestion des divers administrateurs et de surveillance du peuple » (Wilhelm & Baynes 1951 : 1, 360)12. Les philosophes de la dynastie Zhou (1027 ?-249 avant notre ère), les bureaucrates de la dynastie Qin (246-207 avant notre ère), les réalisations de la dynastie Han (200 avant notre ère - 220 de notre ère) en histoire, médecine, mathématiques, astronomie, botanique et chimie, la poésie de la dynastie T’ang (618-906), le théâtre et les romans de la dynastie moghole, tous ont utilisé une écriture non phonétique.

C’est plus dans le domaine de la science que dans celui de l’art que l’écriture comme outil de création a été utilisée de la manière la plus efficace dans les sociétés du Croissant fertile à l’Âge de bronze. Certaines disciplines telles que la mathématique dépendent d’un support graphique, alors que la transcription phonétique n’est pas pertinente ; les méthodes mathématiques de Mésopotamie ont une part plus qu’appréciable dans la réussite de toutes les autres civilisations jusqu’au milieu du second millénaire de notre ère, c’est-à-dire pendant plus de trois mille ans (Oppenheim 1964 : 306). L’astronomie, ainsi qu’un large pan de la médecine, font également appel à des connaissances stockées à propos de l’univers, sachant que le type d’écriture utilisé n’est que de peu d’importance ici. Néanmoins, l’avènement d’un système d’écriture plus simple et l’émergence d’un lectorat plus large ont, de toute évidence, été des facteurs cruciaux du point de vue social et intellectuel dans le monde méditerranéen et ce n’est pas par hasard si, de nos jours, on met tant l’accent sur la littératie dans les programmes de développement social Fig. 3.

De nos jours encore, des questions se posent quant à la façon d’évaluer le degré de littératie et le niveau de compétence en lecture et en écriture à considérer comme « fonctionnel » dans une société donnée. Le problème est évidemment plus délicat lorsqu’on traite des sociétés historiques ou de régions peu connues. Dans son commentaire sur notre précédent article, K. Gough rappelle que, dans certaines régions de l’Inde (qui, évidemment, disposaient d’une écriture alphabétique), près de la moitié des hommes et une femme sur six (c’est-à-dire 33 % de la population) étaient alphabétisés et suggère que les périodes de grand essor culturel en Chine ont peut-être connu un niveau comparable de littératie. On ne dispose évidemment pas de données chiffrées précises. Mais il est probable que le pourcentage a été bien moins élevé en Chine. Dans son livre Nationalism and Language Reform in China, De Francis – une autorité reconnue dans le monde anglophone – écrit : « des statistiques grossières ne nous indiquent rien de plus que, actuellement, seuls dix ou quinze pour cent de la population et, pendant la majeure partie de l’histoire chinoise, seuls un ou deux pour cent des gens du peuple ont été unis par le biais d’une littératie avec écriture idéographique » (1950 : 222).

Les estimations sur l’étendue de la littératie en Chine varient très largement. Freedman, dans son étude sur le nombre des literati (terme désignant ici les personnes ayant réussi aux examens organisés au niveau du district et de la préfecture, ceux qu’on appelait les « érudits plébéiens ») avance le chiffre de 0,2 % pour la Province de Fújiàn (Fukien) au xixe siècle et 0,1 % dans les Nouveaux Territoires de Hong Kong. Mais la scolarisation était évidemment bien plus répandue et « un grand nombre de villages dans la région avaient une école sous une forme ou une autre, dans laquelle on enseignait les rudiments de la lecture et de l’écriture » (Freedman 1966 : 71). C’étaient les écoles plus avancées, appelées « études », qui assuraient la formation des literati et il semble que les écoles de ce type aient été réservées aux fils de nantis.

Dans les écoles ordinaires, généralement installées dans des bâtiments anciens, les garçons apprenaient à lire et à écrire les idéogrammes. Mais ils ne consacraient pas beaucoup de temps à cette étude et ceux qui, par la suite, se faisaient commerçants ou artisans, n’y restaient que de 2 à 4 ans, « période pendant laquelle ils acquéraient une connaissance des caractères suffisante pour faire du commerce, écrire des lettres et tenir les comptes13 ».

La palette des réalisations de la Chine en matière de littératie est si large qu’il est bien difficile de procéder à une évaluation de celle-ci ; derrière le nombre restreint de gens du peuple instruits, on trouvait d’innombrables lecteurs d’almanachs pour l’agriculture et de personnes ayant des compétences juste suffisantes pour tenir leur comptabilité. Les estimations quant à cette classe assez nombreuse de personnes de littératie restreinte sont très fluctuantes, mais il semble que les chiffres de De Francis soient en deçà de la réalité.

La pyramide de l’apprentissage dans les sociétés marquées par la littératie religieuse et disposant d’une écriture alphabétique est très pointue. En Chine, les difficultés semblent être de nature plus profonde. Dans la tradition, on enseignait d’abord les caractères simples aux enfants ; ensuite, ils étendaient leurs connaissances en mémorisant de nouveaux caractères et en faisant le lien entre forme et prononciation. « Lorsque les élèves atteignaient l’âge de 7 ou 8 ans… l’enseignant, généralement, commençait à expliquer le sens des caractères. Dès que l’élève avait appris environ mille caractères, il commençait à lire à partir de manuels pour enfants » (Gray 1956 : 33). L’encadrement pédagogique était, dans une large mesure, individuel, l’enseignant lisant un passage et demandant à un élève de le répéter. Ceci était fait plusieurs fois, après quoi l’élève retournait à sa place et continuait à lire le passage à voix haute pour lui-même jusqu’à ce qu’il l’ait appris par cœur. Il retournait ensuite au bureau du professeur pour présenter ce qu’il avait appris. « S’il récitait avec aisance et sans interruption, un nouveau passage lui était assigné. »

Ces procédures étaient rendues nécessaires, dans une large mesure, par la nature de l’écriture et l’existence de tons en chinois. Cependant, bien que le caractère non phonétique du système permettait aux literati parlant des dialectes différents de communiquer par écrit dans tout l’Empire et, en ce sens, fournissait la base technologique requise à l’administration et à la bureaucratie mise en place par les souverains de la dynastie Qin (246-207 avant notre ère), il devint l’objet de critiques de plus en plus vives. Au début du xxe siècle, on introduisit plusieurs symboles phonétiques pour servir d’aide à l’apprentissage des caractères, un procédé soutenu par le mouvement en faveur d’une prononciation unifiée dans tout le pays. Des méthodes d’apprentissage accéléré de la lecture permettaient à l’étudiant d’apprendre à lire un journal après 300 heures d’étude. Cependant, en dépit de ces progrès, de fortes pressions furent exercées pour obtenir l’abandon total des idéogrammes et ceci pour des raisons sociopolitiques.

Plusieurs chercheurs chinois ont fait le lien entre un taux de littératie faible et l’usage d’une écriture non alphabétique. À la fin du dix-neuvième siècle, le missionnaire protestant J. C. Gibson considérait que « l’écriture idéographique avait fait que la littératie était réservée à une minorité appartenant à la classe supérieure » et le révérend W. N. Brewster affirmait que le principal argument pour l’abandon du mode traditionnel d’écriture était le fait « qu’il conduisait au développement d’une classe privilégiée… Ainsi, la Chine a un gouvernement de literati, pour les literati et par les literati » (De Francis 1950 : 27).

Les remarques de ce genre ne proviennent pas des seuls missionnaires étrangers. De nombreux Chinois de tendance radicale pensaient que le taux élevé d’analphabétisme était lié au mode d’écriture et exerçaient des pressions pour l’introduction d’un système alphabétique. Qu Qiubai [Ch’ü Ch’iupai], le représentant du Parti communiste chinois à Moscou en 1928, l’un des promoteurs les plus actifs de la latinisation (décrit par Lénine comme « le grand révolutionnaire de l’Est ») écrit : « l’écriture chinoise de la Chine est sans doute trop difficile pour les masses populaires et seule la petite noblesse a assez de temps pour l’apprendre, de telle sorte que, politiquement et culturellement, elle représente un énorme obstacle » (De Francis 1950 : 93). Le poète révolutionnaire Xiāo Sān (Hsiao San) ajoute : « en réalité, l’écriture hiéroglyphique chinoise n’est rien d’autre qu’un vestige archaïque de l’âge féodal, le symbole d’un esclavage séculaire, un instrument utilisé par la classe dirigeante pour asservir les masses populaires » (De Francis 1950 : 95). Lǔ Xùn (Lu Hsün), peut-être le plus grand écrivain chinois des temps modernes, demandait : « Devons-nous nous sacrifier pour les idéogrammes ? » (De Francis 1950 : 113). Qicn Xuántóng (Ch’ien Hsüan-tung), un linguiste connu qui compta parmi les fondateurs du Parti communiste chinois, écrivait : « si vous voulez abolir le confucianisme, il vous faudra d’abord abolir l’écriture chinoise » (De Francis 1950 : 68).

Le mouvement pour une réforme de l’écriture s’est vu opposer une forte résistance de la part de plusieurs membres du Guómíndǎng (Kuomintang) dans les années 1930, avant d’être repris par des groupes d’étudiants. Le manifeste de l’Association de Shanghai pour l’Étude de la Latinisation de l’Écriture chinoise déclare : « Il faut consacrer plusieurs années et dépenser plusieurs dizaines ou centaines de dollars avant de pouvoir acquérir ne serait-ce qu’une connaissance superficielle des [idéogrammes]. Les masses populaires… n’ont ni le temps, ni l’argent pour se divertir avec ce passe-temps » (De Francis 1950 : 118). Cette action en faveur d’une réforme fut reprise par les Chinois de Russie et par les communistes eux-mêmes. En 1951, Máo Zédóng (Mao Tsé-toung) en personne déclarait : « La langue écrite doit faire l’objet d’une réforme ; elle doit prendre le chemin de la phonétisation qui a été communément suivi par les langues du monde » (Mills 1955-56 : 517).

Pourquoi n’a-t-on pas adopté une telle écriture plus tôt ? Les Chinois étaient évidemment conscients de l’existence de systèmes alphabétiques et en reconnaissaient la simplicité. Malgré tout, même la diffusion du bouddhisme ne réussit pas à leur faire abandonner leur système d’écriture. La réponse est implicite dans le jugement exprimé par Zheng Qiao (Cheng Ch’iao), l’encyclopédiste bien connu de la dynastie Sung (960-1280 ap. J.C.) : « le monde pense que les personnes qui connaissent les idéogrammes sont sages et méritent le respect, tandis que celles qui ne les connaissent pas sont idiotes et frustres » (De Francis 1950 : 10). En d’autres termes, l’écriture chinoise a fait que le savoir est resté réservé à un faible pourcentage de personnes (même si, en termes de lectorat, les chiffres étaient élevés en raison d’une population nombreuse). Le taux national de littératie ne donne toutefois pas une image très fidèle de la répartition du lectorat, dans la mesure où, comme Gough le fait observer dans le cas de l’Inde, ce taux peut porter surtout sur les villes (ou les institutions monastiques), lesquelles jouent le rôle de centres de diffusion et de développement de la culture écrite.

En dépit des progrès considérables qu’ont connus les sociétés chinoise et indienne, le caractère de littératie restreinte de leurs cultures ne fait guère de doute. En Inde, les possibilités offertes par l’alphabet ont été limitées par la tradition religieuse. En Chine, les restrictions liées à l’écriture non alphabétique étaient considérables. Bien que les vingt années que nous avions posées plus haut comme étant le temps nécessaire pour acquérir la maîtrise de la littératie complète en langue chinoise soient largement surestimées, les réformateurs n’ont aucun doute sur le fait que l’apprentissage du mode d’écriture ancien prend beaucoup plus de temps que celui d’une écriture alphabétique. Lattimore parle de « l’absence de transparence de l’écriture égyptienne » et les éléments concomitants étaient importants. De Francis écrit : « un taux de littératie extrêmement bas, trait commun à toutes les sociétés préindustrielles, a renforcé la tendance à la préciosité, l’archaïsme et autres formes d’exclusion littéraire qui caractérisent la communauté endogène des érudits » (1950 : 8).

Objectifs actuels

Ce recueil d’essais est inspiré par l’intérêt que nous avons pour la communication, les media (il est difficile d’éviter les raisonnements qui obéissent à la mode) et leur impact sur les interactions humaines. Cette question de la technologie de l’intellect s’intéresse avant tout à l’effet de la littératie sur la culture humaine, surtout dans le cas des sociétés « traditionnelles » ou préindustrielles14.

Dans la plupart des essais, les effets de la littératie sont considérés en se plaçant au niveau local, du point de vue du chercheur de terrain qui s’intéresse à la façon dont le savoir écrit est transmis, à la position des literati dans une communauté à prédominance orale, aux pratiques générales en matière de littératie dans des environnements de ce type15. L’un des objectifs recherchés est de livrer une série d’études de cas illustrant, d’une part, l’emploi qui est fait de la littératie dans des sociétés « traditionnelles », et ceci pas seulement dans les sociétés où la littératie partielle a pris pied depuis longtemps, et, d’autre part, l’impact de l’écriture, qu’elle soit « traditionnelle » ou « moderne », sur des sociétés non littératiennes16. J’ai moi-même examiné l’impact de l’écriture dans le nord du Ghana, tandis que Meggit analyse le rôle de l’écriture européenne dans les mouvements observés en Nouvelle Guinée connus sous le nom de culte de (l’avion) cargo. Mais chaque auteur a abordé le problème d’une façon légèrement différente. Tambiah a étudié la littératie dans un village thaï ; Gough a examiné une région de l’Inde, tandis que Wilks a discuté d’une petite communauté humaine spécialisée dans la littératie et le commerce, l’équivalent africain le plus proche des castes d’érudits sur le continent asiatique.

L’importance de l’écriture varie considérablement parmi des sociétés examinées ici. Mais même parmi les peuples pastoraux tels que les Somali, même dans les sociétés qui sont restées très longtemps isolées et en marge des grands courants des cultures littératiennes, telles que les Merina de Madagascar, même dans les régions où plusieurs religions coexistent, telles que le Soudan occidental, le livre représente une donnée importante de la vie sociale car il sert de référence pour le comportement individuel et social, en particulier pour cet aspect du comportement verbal que nous concevons comme renvoyant spécifiquement au « symbole », à la dimension magique du religieux, à la mythopoesis ou au cosmologique, encore que les catégories qui nous sont données nous desservent plus qu’elles ne nous servent ici. En conséquence, lorsque Hébert nous propose une « analyse structurale » des systèmes de divination à Madagascar et en Afrique (il est encore plus malaisé de saisir toute la force de l’adjectif « structural » dans ce cas que ce ne l’est pour la plupart des occurrences du terme), il met le doigt sur certains aspects d’un système de divination, figés dans l’écriture, qui sont pratiqués de Kano à Kolkatta (Calcutta), d’Antananarivo (Tananarive) à Samarkand, un système « symbolique » qui n’a pratiquement aucun lien intrinsèque avec les mythes, croyances et catégories des peuples chez lesquels ils existent. Même en supposant que toutes les sociétés en question s’étaient engagées dans la même mesure dans un Islam « orthodoxe » et avaient intégré ce que le système de divination avait de musulman (par exemple, le recours aux noms de califes et d’archanges ou aux noms sacrés de Dieu), de nombreux éléments dans le système (par exemple, les carrés à 9 cases) ont une origine bien différente et une diffusion bien plus large, qui en fait tout autant (ou tout aussi peu) une partie intégrante des structures symboliques propres aux Gonja et aux Hausa que la théorie mathématique des ensembles est une donnée essentielle de la pensée spécifiquement japonaise ou belge. En effet, le carré à 9 cases est tout aussi bien le produit de sources préislamiques liées à l’émergence de la mathématique babylonienne qu’il n’est un élément du patrimoine de la Chine ou de l’Inde. Le sens du chiffre 9 peut varier d’une société à l’autre, mais il a un référent fixe dans ces calculs arithmétiques. De même, la valeur précise du chiffre 7 (fondé sur le nombre des planètes en astronomie chaldéenne) varie dans toute l’Eurasie et le monde musulman ; par ailleurs, ce chiffre a gardé certains traits constants qui ne peuvent être reliés que de manière relativement lâche avec les autres croyances actions relevant de la coutume dans une société donnée. Malheureusement, les concepts jumelés de fonction et structure (dans leur interprétation habituelle) ont tendance à ne faire que peu de place à une évaluation de la mesure dans laquelle un aspect particulier du comportement peut influencer les autres aspects de la vie sociale17.

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